Tribulations d’un auditeur à Chypre

Par Patrick Legand

Les audits mènent parfois vers des régions auxquelles on ne penserait pas tout de suite, lorsque l’on cherche une destination.

Affirmer que Chypre soit une île lointaine ne serait pas tout à fait exact, la desserte de Nicosie en vols directs existe en période estivale ; mais tout de même, Chypre, territoire européen, est géographiquement plus proche de Beyrouth, d’Amman ou du Caire, que d’Athènes.
Il est difficile de résumer en quelques lignes les innombrables attraits de cette île superbe. Citons par exemple l’atmosphère sereine et spirituelle qui se dégage des monastères perchés en pleine montagne, au milieu de forêts chaudes et remplies de senteurs méditerranéennes, les couleurs éclatantes, la lumière intense produite par le soleil puissant régnant à cette latitude, et surtout, le sens de l’accueil des Chypriotes. C’est bien simple, un Chypriote n’imagine pas une seconde que l’on puisse traiter un étranger autrement qu’avec les honneurs !

Avec les hasards de la vie, je m’y suis fait des amis. Ainsi, lorsque je dois me rendre dans un pays méditerranéen, Grèce, Israël, Turquie… je ne manque jamais de faire un petit crochet par Chypre.
Ce matin-là, par une belle journée d’un mois de juillet, je travallais sur un rapport (si, si !), tranquille, à l’ombre, au bord de la piscine de l’hôtel, pas trop loin du bar. Vers les 11h, sans avoir rien commandé, la serveuse déposa spontanément sur ma table un grand verre d’eau fraîche, précisant qu’ici à Chypre, avec la chaleur, on ne peut pas rester sans boire trop longtemps;  dans ce pays en effet, l’eau est un peu une question de survie. Partout où l’on s’arrête pour prendre un verre ou manger quelque chose, souvent, le serveur apporte d’office une petite bouteille d’eau à chacun. Un geste de bienvenue, une bienveillance partagée par la plupart.
Vers 13h, toujours en train de bosser (si, si, je vous assure !), je demandai un ouzo, deux ans, depuis le début du Covid que j’attendais ce moment : l’ouzo, en Grèce, à Chypre, n’a jamais le même goût qu’en France. Cette charmante dame, au bar, m’expliqua qu’elle pouvait bien évidemment m’apporter cet apéritif, mais elle émit une sérieuse réserve, me mettant en garde, rappelant que l’ouzo est un alcool fort, que les Chrypriotes s’abstiennent de boire par cette forte chaleur, préférant le garder pour le soir. Je la sentais inquiète, au point d’hésiter moi-même. Mais compte tenu de mon planning, je savais que je n’aurais plus d’autre occasion avant mon départ, et je tins bon. Je dégustai donc mon Ouzo, prudemment cependant, pas trop vite… Et au bout d’une dizaine de minutes, cette adorable personne m’apporta, là encore spontanément, une belle coupe de biscuits secs, m’expliquant que je devais manger quelque chose, il en allait de ma santé. Délicates attentions n’est-il pas ? Car bien évidemment, rien de tout cela ne parut sur la facture !

C’était mon dernier jour, je devais reprendre l’avion pour Paris en début de soirée. Basé à Nicosie, je devais rejoindre tranquillement dans le courant de l’après-midi l’aéroport de Larnaca, à une cinquantaine de kilomètres sur la côte sud de l’île. J’avais le temps.
Mes amis, avec lesquels j’avais passé deux jours passionnants, m’avaient fait savoir qu’il était absolument inutile que j’eusse l’inconcevable idée de me rendre à Larnaca en bus. Jamais de la vie ! Ils viendraient me chercher à mon hôtel et me conduiraient à l’aéroport, ce n’était pas négociable. Difficile de refuser cette marque d’amitié, d’autant que j’étais ravi à la perspective de repasser un peu de temps avec eux ; j’acceptai donc leur proposition avec enthousiasme. Et comme je n’étais pas pressé, ils me proposaient en prime une rapide visite de Limassol, où je n’avais encore jamais mis les pieds.

Comme toujours, en ces moments de découverte et d’échanges intenses, le temps passe vite ; l’heure de mettre le cap sur Larnaca avait déjà un peu sonné, je n’étais pas encore vraiment en retard, mais il ne fallait plus traîner. En effet, la voiture puissante de mes amis allait avaler les 70 km le temps d’une dernière conversation.

Nous devions être à 7km de l’aéroport, tout allait pour le mieux, quand soudain se produisit un évènement très curieux, quelque chose d’insolite, du jamais vu en ce qui me concerne ; la voiture se mit brusquement à faire retentir une alarme pressante, les voyants du tableau de bord passant au rouge vif les uns après les autres, et surtout, une indication lancinante en rouge clignotant « STOP » « STOP » « STOP » nous enjoignait de nous arrêter immédiatement. L’arbre de Noël sur le tableau de bord !
Pas le temps de mesurer la gravité de la situation, sentant une perte de puissance progressive du moteur, mon ami Carsten se gara illico comme il pouvait, en plein virage, sur la bande d’arrêt d’urgence d’une bretelle reliant deux voies rapides, au milieu de nulle part ! Haha ! Posture quelque peu inconfortable à vrai dire, exactement le genre de grain de sable où l’on ne voit pas très bien comment on va s’en sortir, et qui fait allègrement rater un avion… Réagissant au quart de tour, mon amie Christina se rua sur son téléphone et appela en toute hâte la petite dizaine de taxis répertoriés sur son téléphone, une chance, elle voyage beaucoup ! Mais sans succès, soit nous étions hors d’atteinte, soit on ne parvenait pas à nous localiser. Ingénieur et chercheur de haut niveau, Carsten se plongea naturellement dans la documentation du véhicule pour comprendre et tenter in extremis le redémarrage de la dernière chance. Mais quand la mécanique est têtue…
À tout hasard, j’essayai de mon côté un Uber, sans conviction, car le service n’est pas très fonctionnel dans ce pays, ce qui se confirma. En dernier recours, petite tentative du côté de Bolt… Et là, coup de théâtre, à ma plus grande surprise, un Bolt disponible à l’aéroport accepta de venir à ma rencontre ! Difficile d’imaginer au départ qu’une perspective aussi salutaire eût pu se concrétiser en un lieu aussi improbable.

Mais le plus incroyable, c’est qui se produisit à cet instant précis. Au milieu du flot de trafic qui nous frôlait sans cesse, une voiture vint s’arrêter juste devant nous, un homme en descendit, se dirigeant vers nous en pressant le pas, pour nous demander simplement comment il pouvait nous aider. Là, je dois dire, j’étais un peu scotché ! Christina, prenant la balle au bond, lui expliqua avec une verve plus que méditerranéenne – c’est à peine un euphémisme – que j’étais en train de rater mon avion et qu’il fallait faire quelque chose de toute urgence. Ce cher monsieur, très flegmatique, lui répondit calmement qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter, qu’il allait me conduire à l’aéroport séance tenante. Je remerciai chaleureusement cet homme providentiel, lui précisant qu’un Bolt était déjà en route, mais il me répondit qu’il resterait jusqu’à l’arrivée du taxi, pour être sûr, que s’il ne venait pas, il me conduirait lui-même. Un sauveur tombé du ciel, juste à ce moment crucial ! J’avoue que je n’en ai pas vu beaucoup des comme ça.
Finalement le Bolt arriva et je pus rejoindre l’aéroport dans les temps, sans accroc. Au bout du compte, ce merveilleux automobiliste ne s’arrêta pas en si bon chemin, il conduisit mon ami au garage le plus proche, ce qui leur permit d’être dépannés rapidement et de rentrer chez eux sans encombre.
Quelle solidarité, quelle gentillesse, quelle attention à l’autre. Et quel courage, car oser sortir de voiture dans ce lieu hostile n’était pas gagné !

Le soir j’arrivai tard à Paris, j’avais prévu de rentrer sur mon île le lendemain en fin de matinée. Ce qui me laissa le temps de savourer un moment que j’apprécie grandement, aller prendre un café au petit matin dans l’un des innombrables établissements de mon quartier, proche de Montmartre. L’ambiance, les bruits familiers et les odeurs du café parisien, le matin, c’est quelque chose d’unique, une sensation que je n’ai rencontrée nulle part ailleurs. J’étais seul au comptoir, me délectant silencieusement de ce petit moment de plaisir, repensant à ces extraordinaires Chypriotes, quand un groupe de huit Anglais s’approcha, examinant longuement le menu exposé à l’extérieur. Je les regardais machinalement sans vraiment les voir, jusqu’au moment où une dame pénétra dans l’établissement, demandant dans un anglais fort aimable s’il était possible de consulter un menu en anglais. Le barman lui rétorqua du tac au tac, dans un excellent anglais, que « Non, désolé, tous les menus sont en français ». Et il tourna les talons, sans bonjour ni merde.
Interloqué par cette réponse abrupte, qui me sortait vigoureusement de mon rêve chypriote, je compris subitement que j’étais bel et bien revenu en France…

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